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Histoire vraie :

Quelque part entre Casa et Marrakech, même train, même voiture, même personnes, une autre histoire.Les petites nanas qui fredonnaient un air khaliji depuis tout à l’heure se sont mises à hurler à tue-tête un refrain dont elles ignorent les paroles. Mes oreilles et mon âme me chuchotent des idées de meurtre. Chaque minute qui s’égoutte draine avec elle toute patience ou largeur d’esprit que j’ai cru amasser avec l’âge. Je suis un réservoir qui fuit, je suis un sablier qui se vide, je suis une main tendue qui se rétracte.

Le téléphone de la petite assise côté fenêtre – qu’on va appeler Soundouss – sonne. Elle regarde l’afficheur avec un mépris ostentatoire en le montrant à sa copine. Peu pressée de répondre, elle est comme certaine qu’il ne va pas s’arrêter de sonner. « Réponds lui, sinon il va devenir fou » lui dit son acolyte. Soundouss décroche péniblement, balance ses extensions sur le côté passager puis répond de manière hautaine :

– Aaaaaaaaaaaalo ?

– ……… (voix de mec)

– Mais je te l’ai dit cent fois. Je suis encore chez ma mère !

– I@#\ !!! (voix de mec pas content)

– Tu sais quoi ? tu m’étouffes avec ta jalousie, tu es malade et possessif ! tu n’as aucune confiance en toi, va voir un psy et lâches moi un peu.

Tout en malmenant ce qui a l’air d’être son mec, Soundouss fait des clins d’œil (en morse) à sa copine, (qu’on va appeler Afaf). Non seulement Afaf est une bonne souffleuse, mais elle fournit à Soundousse tout l’appui tactique dont elle a besoin jusqu’à en devenir son prompteur. « Dis-lui que ci, et ça… », choses qu’elle murmure à des moments clé. Soundousse n’a plus qu’à ouvrir la bouche pour interpréter la partition du Maître. Par moments, Afaf comlplète le tableau ave des bruitages qui font croire  qu’elles sont effectivement chez la mère de Soundouss, « tatie, n’oublie pas que le four est allumé » ; « attend, laisse-moi t’aider pour la chaise », etc.

J’assiste malgré moi à la mise à mort de la dignité d’un homme que je ne connaitrai probablement jamais. Mes camarades de voiture font mine de ne rien entendre ou alors ils se contentent de juger en silence. Au secong appel, Soundouss et Afaf malmènent l’individu avec une maîtrise et un brio encore plus déroutants. Ce n’est pas bien de mentir, mais ce à quoi on assistait là relevait de l’orfèvrerie. Cependant, un grain de sable inattendu vient faire défaillir leur mécanique impeccablement huilée.

 « Nous arrivons maintenant à la gare de Benguerir, nous prions les passagers en direction de Marrakech de bien vouloir… »

La voix est cristalline et assez forte pour qu’on l’entende d’un téléphone. Elle sonne comme une ultime grâce accordée à notre ami jusqu’ici malmené. Le doute n’est plus permis, Soundouss n’est pas chez sa mère comme elle le prétend.

Hystérie générale.

Prise au dépourvu, Soundousse pousse un cri strident et fait littéralement voler le téléphone de ses mains qui finit sous un siège. A-t-elle eu un spasme ou une convulsion ? derniers vestiges d’une conscience à l’agonie ? Non, elle se jette aussitôt sous le siège – sans calculer le passager qui était dessus – et neutralise la communication en un tournemain. Les filles créent ensuite une cellule de crise, elles font un débriefe rapide, ordonnent leur jeu de cartes en attendent le retour du gibier. Car il reviendra.

Comme tout rêveur qui a du temps à tuer, je me suis mis à imaginer le tête du pauvre gars au téléphone. Il doit s’appeler Jamal : Jamal est fonctionnaire de la mairie, il a la crise de la quarantaine depuis qu’il en a trente. Il est mince, chauve, mais poilu partout ailleurs. Il transpire énormément et sent fort l’eau Cologne de contrebande. Il nourrit principalement son égo avec cette relation qu’il entretient avec une fille qui a la moitié de son âge.

Jamal doit transpirer par tous ses pores en ce moment, il doit en être à son deuxième paquet de tabac noir. Jamal ne picole jamais avant la prière du soir mais aujourd’hui il fera une exception. Complètement ivre, il assènera des coups de fils réprobateurs à Soundousse jusqu’à ce jusqu’à quatre heures du matin, jusqu’à ce qu’elle le bloque. Le lendemain, à peine remis de sa cuite, il l’appellera d’un autre numéro en s’excusant platement de ce qu’il pu dire la veille à la faveur d’une bouteille de Whiskey. Il endurera les blâmes et les réprobations avec servilité, finira par se plier à la version des faits que Madame décrètera malgé les éléments à charge, puis il remettra sa tête dans la gueule du loup, comme il l’avait fait maintes fois auparavant. C’est ce que je me dis en rêvassant.

Le téléphone gémit de nouveau, Soundouss décroche en soupirant :

– Aaaaaaaaaaallo, pourquoi tu as raccroché ?

– …………… ! (jamal est furieux, il hurle, car il a manifestement compris)

– Quoi ? le bruit ? c’est mère qui parle avec une voisine. Tu t’imagines encore des films ?

Afaf se met instinctivement à mimer la mère en arrière-plan pendant que Soundousse enchaine :

– Alors ? tu veux que je te la passe ?

– ……………… (la voix baisse d’un cran)

– Ecoute, c’est fini entre nous. Ne me rappelle plus jamais.

Elle raccroche, fait un clin d’œil à Afaf, échec et mat, c’est plié.

De l’autre côté Jamal doit être sur le point d’imploser, je pourrais l’entendre crépiter d’ici si je tendais bien l’oreille. Il commence à douter de tout ce le bon a à lui dire, mais celui-ci n’a désormais plus d’emprise sur lui. Il a été passé au mixeur par une gamine de vingt ans, il en est conscient et il en est amer. Il mettra un moment pour réordonner les pièces du puzzle et réaliser l’étendue de sa déchéance. Il traversera un long couloir sombre pavé de remords et d’amertume dont il sortira en homme aigri ou en homme sage.

C’est ce que je me dis