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Comme souvent lorsque la grande famille est réunie, des enfants sautaient partout ce jour-là. Ils évoluaient dans la maison tel une horde de sauterelles affamée de jeux et de bêtises inédites. Ils faisaient prétexte de leur nombre pour s’enhardir à s’adonner à des activités qui leur étaient jusqu’ici raisonnablement interdites :  jouer au volley-ball avec des vases de valeur, se badigeonner avec de la farine complète ou faire des cascades que certains cascadeurs professionnels s’interdisent.

Le fils d’une cousine, électron libre parmi les électrons libres, jouait tranquillement à l’avion qui parle arabe, ses petites mains déployées de part et d’autre de son fuselage. Seul hic au tableau : son nez, qui était très humide, coulait avec l’abondance d’un sablier éventré. Le petit avion perdait du carburant. Dès qu’il fut à portée de main, je l’ai intercepté, fait asseoir, puis je l’ai mouché. Tout ça très délicatement. Sa mère, qui me regardait faire depuis un moment était amusée, presque attendrie.

– C’est comme ça que tu mouches un gamin ?

– Ben oui, tu fais comment toi ?

– Donne-le-moi voir.

En un tournemain elle l’avait immobilisé et mouché si fort qu’aucune partie de son visage n’était encore à sa place : son nez était sur son front, son œil droit était sur sa joue et ses sourcils avaient foutu le camp, partis demander l’asile à un visage occidental, là où l’hygiène est administrée avec humanité. Le petit ressemblait provisoirement un tableau de Picasso, mais il était propre.

– Voilà comment on nettoie un nez qui coule ! me dit-elle d’une voix satisfaite.

Le petit pleurait, bien entendu, mais encore une fois, il était propre.

De voir cette scène d’hygiène abrasive, des flashbacks de souvenirs marquant me sont revenus, des souvenirs d’enfance, des souvenirs de hammam pour être précis.

L’HYGIÈNE DE L’ASSASSIN :

Nous autres garçons étions admis au hammam des femmes jusqu’à 3-4 ans max, pour des questions de pudeur. Au-delà, nos mères se mettaient à mentir sur notre âge pour nous faire admettre avec elles, mais les Tayyabates[1], physionomistes (ou télépathes) redoutables, repéraient illico pronto ceux d’entre nous qui avaient déjà le regard impur et les écartaient  de la file. C’était comme rentrer en boite, mais à l’envers. S’en suivait alors un débat houleux dont je vous parlerai un peu plus en détails par la suite.

Une fois dans le Hammam, nous étions enduits de savon noir et laissés à mariner dans une la chaleur intense et humide avant le gommage ou le « Hakkane ». Ce qu’on appelle aujourd’hui « gommage » dans les spas de luxe est une forme atténuée, voire caricaturale du hakkane tel qu’on nous l’avons subit. Le hakkane est au gommage ce que le coup de boule est au bisou. Le mot « Hakkane » veut littéralement dire grattage, et grattés nous l’étions. Lorsque la peau morte s’enroulait en formant des spaghettis, nos mères devenaient comme possédées, elles se mettaient à nous répéter « regarde comme tu étais sale » sur le ton du reproche, en partie pour qu’on culpabilise et qu’on arrête de gigoter, parce que ça faisait mal, leur truc.

A chaque fois qu’elles voyaient ces foutus spaghettis, elles redoublaient de vigueur et se mettaient à nous frotter avec une frénésie proche du TOC, comme si elles cherchaient à obtenir de nous des aveux de meurtre. On avait beau se débattre et gigoter, comme elles s’y mettaient souvent à deux, on n’avait aucune issue à part celle d’être douloureusement propres ; pendant que nos larmes d’enfants coulaient vers l’intérieur. Voilà pour ce qui est du « gommage ».

L’ARME DU CRIME

Nous étions frottés avec un gant de toilette noir qui porte le nom le plus paradoxal du monde :  il s’appelle le kiss et n’a certainement rien à voir avec le bisou, loin s’en faut. D’après mon expérience, le kiss peut être classé comme une arme blanche, car, mis entre des mains expertes, il pouvait fendre la chair comme le ferait un sabre avec du  bifteck. À part dans les geôles de l’inquisition du moyen âge, je doute qu’il y eut ailleurs pareil ustensile : pouvant administrer une douleur en même temps profonde, sourde et persistante, tout ça au nom de l’hygiène. Quand on était gamins, le kiss c’était notre kryptonite.

Quand elles n’arrivaient pas à faire des spaghettis de notre peau morte, nos mères se trouvaient en proie à une anxiété insoutenable, presque clinique. Il était en effet inconcevable que l’on fût propres. Tour à tour, elles s’échangeaient entre elles kiss sur kiss (pour les tester sur nous) afin d’en comparer le pouvoir abrasif. Dès que l’un deux faisait effet (des spaghettis), elles retrouvaient la sérénité, et nous l’angoisse : « Hada meziane, tayhayyed lawsakh » (celui-là est bien il enlève la saleté). Le gant en question (ce salaud) était retenu, le temps d’un hammam, le temps d’un pelage en règle.

LA 25ème HEURE :

Lorsque même avec le plus rêche des kiss, rien ne sortait comme saleté, nous étions surclassés dans une salle encore plus chaude du hammam, encore plus proche du four, pour (presque) y périr de chaleur. Nous y étions laissés à rôtir, à la manière de la viande du Kebab qu’on met à griller pendant qu’on élague sa surface. Petit à petit, la peau morte se faisait en effet plus docile (à mille degrés c’était couru d’avance) ; et il arrivait même qu’elle s’épluchât d’elle-même tant il faisait chaud, à la grande satisfaction de qui vous savez.

LA LUMIÈRE AU BOUT DU TUNNEL

Du shampoing dans les yeux, du ghassoul [2] dans le nez et du savon dans les oreilles, voilà en gros mes souvenirs de la douche qui venait clore le hammam. Là aussi, la philosophie était la même : frotter encore ce qui pouvait l’être, si possible en sous-cutané. On avait droit à plusieurs salves de shampouinage (deux au minimum) ; et si on pouvait laver le crâne de l’intérieur, nos mères l’eurent fait avec plaisir. Je reste encore persuadé que cette pratique est la cause première de la calvitie précoce chez toute une génération de jeunes Marocains.

LES TROIS PETITS COCHONS

Quand on sortait du hammam, nous étions roses comme des cochons, frêles comme des nouveaux nés et fripés comme des lézards. Nos mères souriaient solennellement, délivrées d’un poids qu’elles étaient les seules à porter. Le lendemain, on avait des croûtes sur le corps aux endroits où le kiss s’était attardé. Ces croûtes-là étaient les médailles de nos mères. Je me dis en rétrospective qu’il aurait fallu brandir les conventions de Genève à ces moments-là, mais le hakkane, qui s’inscrit dans la rubrique « amour vache », n’y est malheureusement pas sanctionné.

INDEPENDANCE DAY :

Il fallait voir les têtes de nos mères le jour glorieux (pour nous) où, devenus trop grands, nous n’étions plus admis au hammam avec elles. Elles contestaient, gesticulaient et argumentaient avec une vigueur inouïe, elles s’égosillaient à dire « c’est encore un enfant » en pestant allègrement. J’ai vu des plaidoyers pour la peine capitale se passer plus sereinement. Leurs efforts étaient vains face aux tayyabates. Celles-ci pouvaient jauger notre taux de testostérone à l’œil nu ; elles savaient d’instinct si on avait acquis l’œil vicié ou pas encore. « lla a lalla, hada safi wella rajel » (non madame celui-là est déjà devenu un homme). De guerre lasse, elles rebroussaient chemin en jurant à voix haute qu’elles iraient désormais à un autre hammam, elles faisaient appeler nos pères à qui elles nous confieraient désormais. Elles l’avaient mauvaise, car elles savaient que les standards de hakkane de nos pères (et du reste de la planète) étaient largement en-deçà des leurs. Je crois surtout que nos pères, ces anciens enfants, avaient la mémoire moins courte que nos mères et qu’à ce titre, ayant subi tout comme nous le traumatisme du kiss, ils avaient la main moins lourde dessus. Nous étions enfin sauvés.

[1] Employées du hammam.

[2] Shampoing artisanal à base d’argile.