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Il faisait froid et gris sur Casablanca ce jour-là. Le ciel était bas et menaçant, piétons et automobilistes étaient sur le qui-vive. Mers Sultan, d’héritage art-déco, à une rénovation d’être sublime. Mon notaire m’avait posé un lapin et la commune m’avait posé un sabot, et, pour couronner le tout, il s’était mis à pleuvioter.

Constatant ma mine défaite devant mon véhicule pris en otage, un passant, un cinquantenaire chétif, qui discutait jusqu’ici avec le courant d’air, fut saisi par un élan de solidarité. Il s’est mis à insulter tous les responsables de la ville avec force d’éloquence, de maitrise et de fluidité. Il utilisait des noms d’oiseaux rares, dont certains en voie d’extinction. Il articulait ses insultes comme s’il avait pris des notes, en tous cas, qu’est-ce qu’il insultait bien ! « Insulteur publique », ce n’est pas donné à n’importe qui, ça devrait être classé avec les métiers émotionnels d’utilité sociétale, comme les pleureuses de la Côte d’Ivoire ou les parlementaires.

A Casablanca, tu trouveras toujours des insulteurs pour te remonter le moral en cas de pépins avec une administration ou une institution (surtout le mariage). Cela n’a rien à voir avec l’empathie, mais tout à voir avec le ras-le-bol, car dans la vie, il faut toujours qu’il y ait des responsables à nos malheurs, des méchants, et ça ne peut pas être nous.

JE VOUS PARLE D’UN TEMPS QUE LES MOINS DE VINGT ANS…

Oubliant mes déconvenues pendant une fraction de seconde, je me suis mis à scruter autour de moi pour saisir la beauté là où on n’en voyait pas, ou plus. Le quartier Mers sultan a en effet un côté Pompei : on se doute qu’il fut beau avant d’être recouvert d’une poussière tenace. Je m’amuse même parfois à faire un bond dans le temps ; j’essaie de voir le quartier avec les yeux d’un Casaoui des années soixante ou soixante-dix ; je l’imagine tel qu’on me l’a décrit avec force de nostalgie : des façades flamboyantes, une vie culturelle effervescente, des virées à l’éden club, au cinéma Liberté, au Rialto ou au Lynx d’avant la décrépitude, des jeunes stylés en costume cravate et jupe tailleur (qui sont les joggings d’aujourd’hui), etc.

Pendant que je rêvais Mers Sultan, Il s’est mis à pleuvoir officiellement. J’ai commencé à marcher d’un pas hâtif et sans destination, pendant que derrière moi, mon ami le poète déclamait encore des vers virulents à l’endroit des responsables. Je suis entré dans le premier café que mon sentier a croisé en espérant y souffler un peu. J’allais y laisser décanter l’écume de ma journée, y trouver un peu de réconfort, mais aussi vivre une petite aventure cocasse.

LE CHANT DU COLIBRI

En y entrant, je me suis dit que ce café avait dû connaitre des jours meilleurs tant il était mal en point : des taches de gras sur les murs venaient assombrir une peinture pourpre qui devait être rouge à la base, des sièges tapissés avec du velours mauve étaient tachetés par ce que je suppose avoir été du café et la mousse de rembourrage, lépreuse du fait des cratères des mégots, rendait bien compte du passage du temps qui grignote tout sur son passage. Les luminaires étaient pour la plupart orphelins à leurs ampoules, et, fait cocasse, il y avait une trace de pas sur le plafond, preuve que la gravité s’inverse quand on est dans les entrailles de Casablanca.

Les clients du café ressemblaient davantage à des locataires à vie, pour qui finir un café était une affaire de jours. Des retraités jouaient aux cartes depuis la première guerre golfe, des désœuvrés tentaient leur chance au toto foot et des conseillers juridiques autoproclamés faisaient leur pain en multipliant promesse sur promesse sur trois smartphones à des gens aux abois. Ainsi, ce café servait à tuer le temps (cet assassin), à gagner sa vie, ou à la rêver.

Un vieux serveur amarré à une chaise chancelante bondit en me voyant m’attabler. Il avait des joues creuses et un regard éteint. Il tirait sur une clope de tabac noir, ou alors était-ce l’inverse, en tous cas, ils étaient en train de se consumer ensemble. Il vint dans d’un pas léger ma direction, et, avec son petit gabarit, il semblait flotter sur le sol plutôt que le fouler. Il s’arrêta à ma hauteur, en vol stationnaire, tel un petit colibri.

Après avoir passé la commande, nous parlâmes de la pluie, des sabots de la commune qui immobilisent nos véhicules ainsi que de choses moins importantes. Mesurant mon appétit pour le bavardage, mon hôte s’est approché de moi, et, comme si cela lui était tout à fait naturel, il s’est accoudé sur mon épaule avant de continuer à parler plus confortablement. Je croyais rêver ! Une partie de moi s’est offusquée par réflexe, et une autre, celle qui s’amuse des cocasseries, s’est réjouie de cette situation incongrue. L’esprit bon enfant et les familiarités étant les revers d’une même médaille, j’ai décidé de faire comme si j’étais avec un ami un peu bourré et un rien envahissant.

Devenu meuble pour serveur écrasé par le temps, j’écoutais avec un intérêt sincère ce vieil homme me raconter des tranches de sa vie faites de prouesses et de défaites. Je lui racontai à mon tour la suite d’évènement que fût ma journée, et qui a fini par faire de moi son accoudoir (sans mentionner la dernière partie). On a ri, on a fait de la psychologie de comptoir (avec moi comme comptoir) er on a fini par dire que l’important c’était la santé ; on a loué le tout-haut pour ses bienfaits avant de conclure  avec un Hamdoullah qui vient clore tous récits, même les pires.

Avant qu’il ne me quitte je lui ai demandé :

– Est-ce qu’il y a le wifi ici ?

– Ça dépend. Parfois il y’a, parfois il y’a pas, Maroc telecom…bla bla bla…bande de voleurs…bla bla bla.

…Cinq minutes pour épuiser le thème.

– Et le code du wifi, c’est quoi ?

– Cafémachintruc

– Majuscule ou minuscule

– Manuscule

– Hein ?

– Ma-nus-cule

Pressentant qu’un réseau wifi dont le code s’énonce en « manuscule » n’augure que des frustrations, je n’ai pas insisté davantage. Colibri s’en alla en flottant.

A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU

« Tu as perdu ton temps », me dit une voix familière au timbre amer, la voix de mes doutes. Ça faisait en effet plus d’une demi-heure que j’étais entré dans ce café sans avoir rien fait d’utile pour régler mes pépins. La prenant à contrepied, j’ai choisi de me reposer la question différemment : « qu’est-ce que cette demi-heure m’avait apporté ? ».

Je ne m’étais pas offusqué d’avoir été pris pour un meuble, du coup, j’ai sympathisé avec un vieux colibri de serveur, et on a papoté. Or papoter est une chose cruciale, c’est l’ingrédient fondamental de toute communauté qui se maintient, le courant électrique de base qui nous lie tous, le ciment social des individus que nous sommes ; parce qu’aucun homme n’est une île.Quand les grands sujets viennent à faire marée basse, on papote ; quand des personnes qui n’ont rien en commun veulent interrompre un silence gênant, elles papotent ; dans le taxi on papote, dans l’épicerie, on papote, etc. Ça ne paie pas de mine en termes de valeur ajoutée intellectuelle, mais le papotage, c’est ce qui permet d’exercer (en partie) son humanité. Si on ne faisait que parler de choses importantes, le monde serait un bien triste endroit. En ce sens, mon temps a servi à quelque chose de précieux pour peu qu’on se donne la peine de le voir : J’ai été partie prenante d’une communauté : la mienne. À l’énoncé de ce constat, la voix s’est tue, j’ai souri, j’ai bu mon café, et m’en alla continuer à vivre.