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Il y a quelques années de cela, je recevais un ami étranger en vadrouille au Maroc. Affalés devant les restes d’un tajine à base de cholestérol, les ceintures desserrées, Il se mit à tenir des propos incohérents. D’un un ton satisfait, il me dit :

– J’ai roulé un marchand de tapis à Marrakech !

– Non cher ami, je ne pense pas.

– Si si, j’ai eu le tapis à moitié prix !

Son ton était ferme et sa voix gorgée d’assurance. Je me demandais comment il pouvait nourrir un fantasme aussi insolent ! On ne peut pas rouler un Marchand de Tapis Marocain, c’est bien connu. Les Marchand de Tapis, c’est la crème de la crème, les SWAT[1] du marchandage, le GIGN[2] du commerce non équitable, même dans une fiction, ce ne serait pas crédible ! Mon ami restait cependant muré dans un déni inquiétant.

J’en vint à soupçonner la graisse du ghanmi[3]. Bien que celle-ci ne soit pas hallucinogène (à cette dose), elle peut en effet former des micro-caillots dans le sang, obstruer les pensées et biaiser le jugement, surtout chez les non habitués. Il n’y avait plus de doutes, mon ami était en proie à une rupture d’anévrisme tajinaire ! Pris de convulsions victorieuses, il nageait en plein ego trip[4] et il fallait que je l’en sorte. Je devais le défibriller avec des mots simples, lui asséner deux ou trois repliques bien cadrées pour le faire revenir parmi les réalistes. De toutes façons, il valait mieux qu’il entende la vérité de ma bouche plutôt que de recevoir une vanne/missile Marrakchie à tête explosive dans la figure. Il ne s’en remettrait pas. C’est aussi ça l’hospitalité Marocaine : préserver la dignité de son hôte. Je l’observais avec compassion, comme on regarderait un adolescent qui s’apprête à vivre son premier chagrin d’amour. D’un ton pédagogue je lui dit :

– Dis-moi, est-ce qu’un bébé phoque peut manger un grand requin blanc ?

– Je ne pense pas, non.

– Ce que tu viens de me dire reviens au moins à affirmer cela.

– Tu n’étais pas là, je l’ai bien eu je te dis !

– Ce que tu dis n’est pas arrivé en douze siècles, pas une fois ! C’est comme si tu me disais : « J’ai battu un poisson à l’apnée ». C’est scientifiquement impossible ! Il n’y a jamais de veni vidi vici[5] dans un Bazar Marocain, il n’y a que des veni vidi mchiti !

– Mchiti ?

– Mchiti, t’es foutu !

– Je ne suis pas convaincu, je ne suis pas Mchiti !

– On va faire plus simple : bien que je ne le connaisse pas, je vais te raconter l’histoire de ce marchand de tapis que tu as roulé. tu me diras ensuite si tu es encore convaincu de ton triomphe. On va partir sur l’hypothèse qu’il s’appelle Abbas.

« Né d’un père marchand de tapis et d’une mère au foyer, Abbas est le benjamin d’une fratrie de douze âmes (déclarées). Petits, Abbas et ses six frères savaient déjà tout ce qu’il y avait à savoir sur l’univers du tapis, absolument tout ! Trouvant que leur culture avait assez mûri, leur père les emmena au Tibet l’hiver de l’an 1986, puis il les laissa au pied de l’Himalaya »

– C’est quoi ces conneries ?

C’est le rite initiatique du Marchand de Tapis Marocain Laisse-moi finir stp.

« Pour subvenir à leur besoins, Abbas et ses frères avaient reçu quatre tapis chacun. Ils devaient vivre des profits de leurs ventes pendant les sept années à venir, dans le froid de l’Himalaya. À cent kilomètres à la ronde, ils n’avaient pour clients potentiels que des moines tibétains (ultra-fauchés) ainsi qu’une communauté de sourds-muets-aveugles (dont les moines s’occupaient justement). Rajoutant au challenge, le père avait émis deux instructions fermes et inviolables : « chacun pour soi » et « on ne démarche les moines que lorsqu’ils sont en train de méditer ». Va parler à un moine qui médite ou à un sourd-muet-aveugle toi ! Les ordres du pater familias furent bien entendu respectés à la lettre. Pour s’en sortir, Abbas et ses frères durent apprendre le tibétain, la télépathie ainsi que le langage des abeilles. Abbas était de loin le plus doué, tant et si bien qu’il arrivait à économiser et à envoyer de l’argent au bled. La légende veut même qu’il ait fait des affaires avec le Dalaï Lama, dont la kesa[6] proviendrait d’un tapis marocain. Sept hivers plus tard, leur père revint chercher sa progéniture. Il trouva un Abbas largement victorieux sur ses frères, bien prospère et bien grassouillet. Il n’y eut plus de doutes, il était l’élu. Destiné à un brillant avenir dans le monde du tapis, il fut admis ipso facto à l’Université des Marchands de Tapis de Marrakech, l’UMTM. On n’en parle jamais mais elle existe. Harvard à côté, c’est pour les bourriquots. ». Mon ami m’interrompit :

Tu es en train de me faire Koh-Lanta[7] en darija[8] là !

Koh-Lanta, c’est un spa de luxe à côté de ce que je te raconte ! Tu connais l’expression vendre de la glace aux esquimaux ?

Ça, c’est l’examen d’admission à la l’UMTM. On y enseigne entre autres la PNL[9], l’hypnose appliquée à la vente des biens mobiliers, la psychologie comportementale du touriste, le calcul prévisionnel des fluctuations des devises, etc.

C’est absurde !

Tu crois que c’est par hasard que le marchand t’interpelle dans ta langue natale ? Qu’il te donne les prix dans quatre devises ? Que même ta femme acquiesce pendant que tu dépenses une fortune ?

Je dois admettre que c’est déroutant, en effet.

Alors admets et écoute.

« Abbas (que tu as roulé) parle quarante-six langues, dont trois langues mortes. Si Cléopâtre venait à se réveiller, il lui ferait tapir les pyramides de Gizeh de fond en comble (ainsi que d’autres pyramides qu’on n’a pas encore retrouvées). L’illustre aïeul de Abbas, Allal le terrible, marchand de tapis de légende et fondateur de l’UMTM aurait vendu un tapis à Sindibad[10] en lui faisant croire que ce dernier pouvait voler ! C’est te dire le niveau de maîtrise qui court dans la famille.

Avant de t’alpaguer, Abbas t’a étudié : il a une idée globale de ton enfance, tes blessures profondes, tes peurs intimes et tes regrets inavoués. S’il sent par exemple que tu es du genre à avoir du mal à dire non, c’en est fait de toi et de tes économies ! Tu finiras endetté sur trois générations et dans plusieurs devises.

Pour te la faire courte, Abbas te donne l’illusion que tu l’as roulé, tu pars content, il empoche tes sous, et hop, au suivant (comme dirait l’autre). Si tu arrives un jour à me trouver une personne qui a (réellement) accompli cette prouesse, je lui donnerai le prix Nobel, la légion d’honneur et la main de ma fille, dussé-je en faire une pour l’occasion ! Devenu blême, mon ami me dit sur un ton désabusé :

Alors il m’a eu ? c’est ça que tu es en train de me dire ?

– Hallelubiah ! Oui l’ami il t’a eu, il n’y a aucun doute là-dessus !

Je fais quoi alors ? Je retourne le voir ?

Surtout pas, il serait capable de t’en vendre un autre ! Dis-toi juste que tu n’es ni le premier ni le dernier, avale la pilule et avance. Tu peux même continuer à dire que tu as roulé un marchand de tapis au Maroc, mais seulement dans l’espace Schengen, au Japon et dans les Amériques. Ici, tu seras reçu avec un rire moqueur qui ne fera que rajouter à ton embarras. Tu veux encore du thé ?

[1]  Corps d’élite de la police Américaine.

[2]  Forces spéciales de la police Française.

[3] Le gras du mouton.

[4] Action qui vise à gonfler l’ego.

[5]  « Je suis venu, j’ai vu, j’ai vaincu ». Célèbre expression employée par Jules César.

[6] Robe des moines bouddhistes.

[7] Koh-Lanta : Émission de téléréalité où les participants doivent survivre dans la nature avec peu de ressources.

[8] Dialecte Marocain.

[9] Programmation neuro-linguistique.

[10] Simbad dans la littérature francophone.