Quand j’étais petit, quand venait l’été, mon père nous emmenait systématiquement à la plage la plus proche, au gré des mutations, au gré des moyens et au gré du vent. On allait se caraméliser à Saïdia, Mehdia ou à Ain Diab[1] dont j’ai encore du sable dans les oreilles.
Il régnait dans ces plages une atmosphère unique : entre le pique-nique, la réunion de famille et l’asile psychiatrique. Observateur compulsif, je divisais les gens de la plage en trois catégories : les Terriens, les Merriens et les Summeriens.
Les Terriens étaient des gens en déni par rapport au fait d’être la plage. Ils avaient une crise d’identité par rapport à ça. Des hommes se balladaient en Gandora et belgha[2], et des dames etaient habillées plus chaudement qu’en hiver. Mais le récalcitrant le plus notoire du clan des Terriens était incontestablement « Le ministre du sable et de l’eau salée », dit aussi « le directeur de la mer».
LE DIRECTEUR DE LA MER
Le directeur de la mer était un drôle de bonhomme. C’était un monsieur habillé en slip -costard qui criait sur les gens sans aucune raison apparente. Jusqu’à la ceinture, c’était un gentleman parfaitement recevable. Plus bas que la la ceinture (qu’il ne portait pas), c’était la fête du slip. Son slip, blanc et large, rendait hommage à sa pilosité ainsi qu’à sa protubérance, ça faisait mal aux yeux. Il arrivait même qu’il portât des chaussures de ville assorties avec le haut, chose faisait encore plus mal aux yeux. C’était LE personnage loufoque et récurrent par excellence, je l’ai croisé dans toutes les plages de mon enfance, alors j’ai fini par l’étudier.
Le directeur de la mer était ce fonctionnaire qui n’arrivait pas à cesser de l’être. Mi-moqadem[3] mi-requin, il hurlait sur des plagistes indifférents dans une langue qui lui était propre. Il se devait d’exercer une autorité quelconque, sinon il perdait sa raison d’être. Peu importe si son autorité n’était pas suivie de conséquences, du moment qu’il l’exerçait, il continuait à exister. Ainsi, se tenant toujours debout en arborant un air vigilant, il était pareil à un maître-nageur qui ne sauve personne. De temps en temps il criait sur les nageurs ou sur les vagues, pour que les uns fassent moins de bruit, et pour que les autres fassent moins de mousse.
J’essayais de donner du sens à sa façon d’être, je me disais que le directeur de la mer était un détaché de l’administration, chargé d’expédier les affaires courantes à même le sable : certificat de décès pour les noyés, permis d’embarquer du sable pour les entreprises de construction, légalisation de papiers urgents, etc. Mais tout ce dont je me souviens c’est qu’il criait.
LES BEACH BOYS
Parmi les Terriens notoires, il y avait aussi les Beach Boys : des musiciens de fortune habillés en djellaba, munis de violons, de gembri et de bendirs[4]. Tout prêtait à croire qu’ils sortaient d’une qsara[5], et à ce titre, ils méritaient amplement le label : Terriens.
Contre une poignée de dirhams, les Beach Boys reprenaient tout ce qu’on leur demandait comme chansons, mais vraiment tout. En plus du Châabi[6], qui était de mise, ils pouvaient reprendre du Bob Marley, du Michael Jackson ou Madonna sans l’ombre d’un complexe. Leur anglais était catastrophiquement phonétique (à base de rew, mew…), des passages de chansons étaient toussés plutôt que chantées, mais le cœur y était et cela suffit. Parfois, les genres se mélangeaient dans des medleys improbables Châabi/pop. Je me souviendrai à jamais du jour où laâloua[7] et la isla bonita[8] ont été chantées dans le même souffle, ça a donné lieu à un truc du genre laâloua-bonita. Il y’eut marée basse pendant plusieurs semaines suite à cela.
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[1] Respectivement : Plages de Oujda, Kenitra et Casablanca.
[2] Tunique traditionnelle et babouches.
[3] Fonctionnaire de la commune.
[4] Instruments à corde ou à percussion traditionnels.
[5] Soirée arrosée.
[6] Terme générique pour designer la musique traditionnelle.
[7] Chanson connue du répertoire de l’Aïta, sous-genre du Chaâbi.
[8] Tube de Madonna dans les années 80.